Votre Fatwa ne s’applique pas ici – extrait 2
Au lieu de se montrer sur la défensive, je pense que les intellectuels issus de la culture musulmane et qui, comme moi, vivent dans des pays d’immigration, ont le devoir de s’interroger sur des questions difficiles, qu’il s’agisse du rôle que les politiques occidentales jouent, par exemple, dans l’invasion illégale et désastreuse de l’Irak en 2003, ou des problèmes que connaissent nos pays d’origine et nos peuples. De nombreuses personnes – notamment dans nos pays d’origine ou ceux de nos parents – trouvent le courage de se lancer dans une critique interne. Nous devons soutenir leur démarche. Par exemple, suite aux attaques islamistes qui ont frappé Paris en janvier 2015, la journaliste algérienne Adlène Meddi a écrit dans le quotidien El Watan : « Avant de demander aux autres de ne pas verser dans les amalgames et de respecter notre foi – alors que nous ne faisons que caricaturer (justement) cette foi –, on devrait commencer par réfléchir à nos manquements vis-à-vis de nous-mêmes pour briser l’enchaînement des haines. » [Adlène Meddi, « Le choc des amalgames », El Watan, 9 janvier 2015]. Je songe également à l’excellente caricature qu’Ali Dilem, l’un des meilleurs dessinateurs de presse d’Algérie, a publiée au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo. On y voit un barbu hurlant à un dessinateur : « Arrêtez de caricaturer le Prophète ! » Le dessinateur, crayon à la main, lui rétorque : « Toi d’abord ! » Je suis certaine qu’aux États-Unis, nombre de séminaires sur le Moyen-Orient critiqueraient un tel dessin – le genre de dessin pour lequel Ali Dilem risque sa vie depuis des années – en le qualifiant d’orientaliste et d’islamophobe. Rien n’est plus éloigné de la vérité.
Une terrible dynamique s’est mise en place, où les concepts d’orientalisme et d’islamophobie sont maintenant utilisés par les intellectuels et les activistes occidentaux pour réprouver les individus de culture musulmane qui critiquent leurs propres extrémistes. Une militante pour les droits des femmes en Libye m’a raconté qu’elle avait été invitée en Australie pour témoigner de la situation des femmes dans son pays. Quand elle a décrit son analyse de la situation, certains membres du public l’ont qualifiée d’orientaliste. En 2016 aux États-Unis, une association respectée de défense des droits humains, le Southern Poverty Law Center, a qualifié d’« extrémiste anti-musulman » l’islamiste repenti Maajid Nawaz, aujourd’hui engagé dans la lutte contre le terrorisme. Musulman britannique d’origine pakistanaise, Maajid Nawaz a vigoureusement condamné les islamistes au Royaume-Uni après les attentats de Manchester et de Londres. Nawaz est un musulman anti-extrémiste, et non pas un extrémiste anti-musulman. La différence est de taille. Malheureusement, certains ne semblent pas au courant en Occident. Pour eux, les intellectuels du tiers-monde, à l’instar de l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud, n’ont pas le droit de critiquer leur propre contexte au même titre qu’un Michael Moore aux États-Unis, y compris quand ils le font à l’étranger, dans des pays où peut régner une certaine hostilité à l’égard de leur pays d’origine. Dans le Chapitre 6, Roya Boroumand parle de « colonialisme postcolonial ».
L’islamisme est souvent perçu comme un moindre problème par le mouvement des droits humains en Occident. Citons par exemple un tweet publié en 2016 par la célèbre association Article 19, qui travaille autour de la liberté d’expression : « Rapport : l’intérêt porté aux complots terroristes islamistes fait oublier la menace de l’extrême droite » (l’association fait ici allusion à un article du Guardian). Plusieurs aspects sont fascinants dans ce tweet et dans les idées qu’il contient. Tout d’abord, on sépare ici les islamistes et l’extrême droite. Ensuite, on note une sorte de compétition entre les islamistes et l’extrême droite en Occident : qui est pire ? Pour les partis de gauche, il semble que ce soit toujours l’extrême droite. Tout est une question de positionnement. La situation semble radicalement différente si l’on se trouve à Bagdad, en Irak, ou à Benghazi, en Libye. Ne s’agit-il pas tout simplement de deux choses terribles qu’il nous faut combattre ? Les musulmans et les héritiers de la culture musulmane ne devraient-ils pas avoir le droit de choisir leur propre priorité stratégique ?