Votre fatwa ne s’applique pas ici – Histoires inédites de la lutte contre le fondamentalisme musulman

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Karima Bennoune a mené une enquête de plusieurs années dans une dizaine de pays de culture musulmane (Pakistan, Afghanistan, Égypte, Algérie…) pour aller à la rencontre d’opposants aux islamistes fondamentalistes.

Elle dresse leur portrait dans ce livre-enquête exceptionnel, et nous offre des reportages de ces régions du monde parmi les plus dangereuses.

On découvre au fil de ces pages saisissantes des hommes et des femmes à la personnalité incroyable et attachante, véritables héros du quotidien qui risquent leur vie pour un idéal : la liberté.

Depuis la publication de ce livre, sous le titre original Your Fatwa Does Not Apply Here (Norton), aux États-Unis, où il a reçu un accueil élogieux et unanime, Karima Bennoune a été nommée rapporteur spécial de l’ONU pour les droits culturels, d’octobre 2015 à octobre 2021.

Karima Bennoune est professeure de Droit à l’Université de Californie-Davis. Elle a grandi en Algérie, où son père, Mahfoud Bennoune, anthropologue réputé, a été menacé de mort par les islamistes et a dû s’exiler en France.

Extrait(s)

Quand l’odieuse vague d’attaques terroristes islamistes a frappé la France en 2015 et 2016, la solidarité que j’ai exprimée à l’égard du peuple français a pu en surprendre certains, mon grand-père ayant été abattu par l’armée française durant la guerre d’Algérie. Si j’honorerai toujours la mémoire de mon grand-père, j’ai pourtant ressenti cette solidarité. Pour moi, c’était une réaction logique. Mon père m’avait patiemment enseigné à haïr le colonialisme, pas les Français. Par ailleurs, la violence islamiste vécue par la France faisait écho au cauchemar algérien des années 1990 que ma famille a également enduré.

En décembre 2015, j’ai déposé des fleurs devant les portes du Bataclan en compagnie de Samia Benkherroubi, présentatrice de mon émission musicale préférée, Bled Music, diffusée en Algérie de la fin des années 1980 au début des années 1990. Samia, dont je raconte l’histoire au Chapitre 1 de ce livre, avait elle-même vécu ce genre d’atrocités. Peu après les attentats du 13 novembre, elle m’a envoyé une lettre pour me dire combien elle était triste de constater que le terrorisme fondamentaliste qu’elle avait fui dans les années 1990 en Algérie s’était reproduit ailleurs. Ce qui était particulièrement déroutant pour Samia (comme pour moi), c’était la façon dont certains essayaient d’utiliser l’histoire violente du colonialisme français pour justifier (ou soi-disant « expliquer ») ces attentats. À ce propos, Samia a écrit : « Rechercher des explications dans l’histoire coloniale constitue une insulte pour toutes les victimes du terrorisme aveugle. » Devant cette salle de spectacle qui avait été criblée de balles durant cette sombre nuit de novembre, Samia et moi avons pleuré : les extrémistes que nous combattons depuis tant d’années sont toujours nettement plus forts que leurs opposants civils. Et nettement plus reconnus. Ce livre est un modeste effort pour changer ces réalités. Je continue à espérer qu’il deviendra obsolète, mais pour des raisons tragiques, il demeure d’une grande pertinence.

Votre fatwa ne s’applique pas ici a été écrit de 2010 à 2014 avec, pour toile de fond, le débat sur le fondamentalisme musulman de ces années-là et de la période qui a suivi les attentats du 11 Septembre. Ce livre doit donc être lu par rapport à ce débat et dans l’espoir de le faire évoluer. Tant d’événements se sont produits depuis. L’organisation terroriste Daech est née, tardant à être reconnue comme une menace par les pays occidentaux. Daech a perpétré ce que les Nations unies considèrent comme un génocide contre des minorités religieuses dans des pays comme l’Irak, ainsi que des crimes contre l’humanité et des attentats partout dans le monde, portant les effusions de sang décrites au Chapitre 8 à leur expression la plus abjecte. Le Printemps arabe a débouché sur un très long Hiver islamiste, où les guerres, le terrorisme et la tyrannie ont presque totalement anéanti les espoirs des personnes citées au Chapitre 9. Pendant ce temps, les États-Unis d’Amérique ont élu Donald Trump au poste de « fanatique en chef ». Aujourd’hui, les pays de mes deux parents, l’Algérie et les États-Unis, souffrent donc de la montée de l’extrémisme. Dans un tweet publié en février 2017, qui a choqué même les trumpistes, le président américain a déclaré que « soutenir les musulmans revient à soutenir les mutilations génitales féminines ». Son ignorance et sa rhétorique d’incitation à la violence balaient la réalité de chaque personne citée dans ce livre.

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Au lieu de se montrer sur la défensive, je pense que les intellectuels issus de la culture musulmane et qui, comme moi, vivent dans des pays d’immigration, ont le devoir de s’interroger sur des questions difficiles, qu’il s’agisse du rôle que les politiques occidentales jouent, par exemple, dans l’invasion illégale et désastreuse de l’Irak en 2003, ou des problèmes que connaissent nos pays d’origine et nos peuples. De nombreuses personnes – notamment dans nos pays d’origine ou ceux de nos parents – trouvent le courage de se lancer dans une critique interne. Nous devons soutenir leur démarche. Par exemple, suite aux attaques islamistes qui ont frappé Paris en janvier 2015, la journaliste algérienne Adlène Meddi a écrit dans le quotidien El Watan : « Avant de demander aux autres de ne pas verser dans les amalgames et de respecter notre foi – alors que nous ne faisons que caricaturer (justement) cette foi –, on devrait commencer par réfléchir à nos manquements vis-à-vis de nous-mêmes pour briser l’enchaînement des haines. » [Adlène Meddi, « Le choc des amalgames », El Watan, 9 janvier 2015]. Je songe également à l’excellente caricature qu’Ali Dilem, l’un des meilleurs dessinateurs de presse d’Algérie, a publiée au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo. On y voit un barbu hurlant à un dessinateur : « Arrêtez de caricaturer le Prophète ! » Le dessinateur, crayon à la main, lui rétorque : « Toi d’abord ! » Je suis certaine qu’aux États-Unis, nombre de séminaires sur le Moyen-Orient critiqueraient un tel dessin – le genre de dessin pour lequel Ali Dilem risque sa vie depuis des années – en le qualifiant d’orientaliste et d’islamophobe. Rien n’est plus éloigné de la vérité.

Une terrible dynamique s’est mise en place, où les concepts d’orientalisme et d’islamophobie sont maintenant utilisés par les intellectuels et les activistes occidentaux pour réprouver les individus de culture musulmane qui critiquent leurs propres extrémistes. Une militante pour les droits des femmes en Libye m’a raconté qu’elle avait été invitée en Australie pour témoigner de la situation des femmes dans son pays. Quand elle a décrit son analyse de la situation, certains membres du public l’ont qualifiée d’orientaliste. En 2016 aux États-Unis, une association respectée de défense des droits humains, le Southern Poverty Law Center, a qualifié d’« extrémiste anti-musulman » l’islamiste repenti Maajid Nawaz, aujourd’hui engagé dans la lutte contre le terrorisme. Musulman britannique d’origine pakistanaise, Maajid Nawaz a vigoureusement condamné les islamistes au Royaume-Uni après les attentats de Manchester et de Londres. Nawaz est un musulman anti-extrémiste, et non pas un extrémiste anti-musulman. La différence est de taille. Malheureusement, certains ne semblent pas au courant en Occident. Pour eux, les intellectuels du tiers-monde, à l’instar de l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud, n’ont pas le droit de critiquer leur propre contexte au même titre qu’un Michael Moore aux États-Unis, y compris quand ils le font à l’étranger, dans des pays où peut régner une certaine hostilité à l’égard de leur pays d’origine. Dans le Chapitre 6, Roya Boroumand parle de « colonialisme postcolonial ».

L’islamisme est souvent perçu comme un moindre problème par le mouvement des droits humains en Occident. Citons par exemple un tweet publié en 2016 par la célèbre association Article 19, qui travaille autour de la liberté d’expression : « Rapport : l’intérêt porté aux complots terroristes islamistes fait oublier la menace de l’extrême droite » (l’association fait ici allusion à un article du Guardian). Plusieurs aspects sont fascinants dans ce tweet et dans les idées qu’il contient. Tout d’abord, on sépare ici les islamistes et l’extrême droite. Ensuite, on note une sorte de compétition entre les islamistes et l’extrême droite en Occident : qui est pire ? Pour les partis de gauche, il semble que ce soit toujours l’extrême droite. Tout est une question de positionnement. La situation semble radicalement différente si l’on se trouve à Bagdad, en Irak, ou à Benghazi, en Libye. Ne s’agit-il pas tout simplement de deux choses terribles qu’il nous faut combattre ? Les musulmans et les héritiers de la culture musulmane ne devraient-ils pas avoir le droit de choisir leur propre priorité stratégique ?