Homo Terrorismus – Les chemins ordinaires de l’extrême violence

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Hyper-médiatisé, le terrorisme est souvent mal connu par ceux qui le commentent et récupéré par ceux qui sont censés le combattre au profit d’idéologies politiques ou d’ambitions personnelles.

Ce livre aide à mieux le connaître, à partir d’exemples précis et d’expériences vécues apportés par deux spécialistes reconnus.

François Thuillier, ancien officier des services antiterroristes, et Emmanuel-Pierre Guittet, universitaire et consultant, se sont en effet associés pour confronter de façon inédite leurs savoirs et leurs points de vue.

Ils écrivent une passionnante histoire du terrorisme contemporain et dressent un portrait-robot du terroriste, loin des fantasmes et des clichés. En soulignant notamment ce qui peut motiver le passage à l’acte de ces personnes au profil souvent banal.

Ils nous aident aussi à comprendre ce que le terrorisme nous dit de notre époque, de nos valeurs et de nos peurs.

François Thuillier est un ancien officier des services français de contre-espionnage et de lutte antiterroriste. Il a été en charge du département études et prospective de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Il est aujourd’hui chercheur associé auprès du Centre d’étude sur les conflits, liberté et sécurité (CCLS, Paris).

Emmanuel-Pierre Guittet est docteur en sciences politiques et en relations internationales. Il est chercheur associé au Centre for the Study of Global Human Movement à l’Université de Cambridge et au Centre d’étude sur les conflits, liberté et sécurité (CCLS, Paris). Il est expert auprès d’organismes publics en France et en Europe.

Extrait(s)

Nombreux sont les observateurs, commentateurs et experts ès-terrorisme à avoir fait des attentats du 11 septembre 2001 la césure majeure de notre temps, le marqueur indélébile d’une irrémédiable et funeste distinction entre un monde achevé, en apparence cohérent et en grande partie explicable, à un autre inintelligible, où seule l’expansion du chaos deviendrait certitude1.

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Tous les attentats ne sont pas minutieusement calculés, pas plus qu’ils ne sont tous sanglants. Le plasticage, la dégradation de biens publics ou privés et le « tagage » ne relèvent pas en soi d’une logique morbide mais bien plus souvent d’une logique de visibilisation de la contestation et de l’espace de revendication2. Par ailleurs, les actions ne sont pas toujours clairement revendiquées. Les Groupes Antiterroristes de Libération (GAL) en lutte contre l’organisation clandestine basque ETA ont assassiné pas moins de 26 personnes, dynamité et mitraillé de nombreuses places de 1983 à 1987, mais n’ont produit qu’un seul et unique communiqué sur toute leur période d’action. Une maigre production éditoriale qui tranche singulièrement avec la politique de certification volubile de son adversaire. Outre le fait qu’un attentat n’est pas toujours signé, la distinction n’est pas toujours simple à faire entre élimination de l’ennemi et de ses thuriféraires, concurrence ou règlement de compte entre branches rivales d’une même organisation ou d’une même famille politique, provocation, intimidation, démonstration de force ou encore entreprise criminelle à but lucratif. Parmi le nombre d’actions violentes et de plasticage de villas en Corse3, combien relèvent de logiques d’inimitié entre voisins, de malveillance ou de pratiques d’enrichissement ? L’intérêt personnel et le grand banditisme se drapent facilement dans la rhétorique et les considérations politiques4. Reste la question des moyens.

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Mais force est de constater que l’association des termes « attentat », « explosif », « suicidaire » et « aveugle » est devenue un signifiant majeur de notre présent. Il symbolise à lui seul l’irruption brutale sur la place publique d’une entreprise qui s’est soustraite au regard avant de devenir un visible instantané et brutal dans lequel nous sommes tout un chacun invité à lire un double sacrilège. Celui de donner la mort en se donnant la mort. Chaque attentat aveugle apporte son lot de victimes et d’interrogations et tout attentat à l’explosif est par nature spectaculaire et sidérant. Il est événement. Un événement bouleversant et traumatique5. Il surprend et suspend notre compréhension. Plus un attentat est spectaculaire et meurtrier, plus on est enclins à chercher des grandes causes et des grandes raisons à l’acte et à son ou ses auteurs présumés ou allégés. Mais les commentateurs pressés de répondre au pourquoi dans l’immédiat d’une déflagration n’ont bien souvent que très peu d’informations probantes à fournir. L’attentat ne dit rien en soi et, lorsqu’ils existent, les communiqués en format papier ou vidéo ne disent finalement que peu de choses. La phraséologie est souvent attendue. Qu’est-ce que de possibles variations de style peuvent révéler de plus que les auteurs d’un communiqué qui ne sont pas toujours les mêmes ? Dans le cas d’un attentat-suicide, la question du pourquoi devient d’autant plus hasardeuse qu’il ne reste que peu de choses.

Sortir de l’attentat

Lorsque le terrorisme est érigé en mal absolu et que la lutte contre la radicalisation devient l’enjeu structurant de nos espaces publics, peut-on s’autoriser à penser autrement sans être immédiatement suspecté de défendre l’usage de la violence et par conséquent d’excuser l’intolérable ? L’acte violent absorbe les raisons et devient une obsession univoque qui contraint le questionnement à partir de la brutalité de l’événement. La conclusion morbide induit et conduit la recherche des causes. Si la tendance la plus communément partagée est de saisir le terrorisme par cette irruption violente et médiatisée, où l’effroi se mélange à la fascination, l’ambition de cet ouvrage est tout autre. C’est une invitation à partir de l’ordinaire plutôt que du spectaculaire et à se reposer la question de l’usage de la violence comme l’un des possibles et non comme la seule et unique conclusion logique d’un phénomène qui s’appellerait radicalisation.

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Policiers et magistrats le savent bien, c’est sous le même toit que s’exerce la majorité des atteintes aux personnes. La violence politique n’échappe pas à cette règle, et c’est bien souvent, sinon en alliés, mais plutôt en partenaires, en acolytes, que l’on s’affronte par terrorisme interposé. Le meurtre politique est un crime de proximité, une querelle de clochers. Or, avec l’émergence du village mondial actuel dans lequel les peuples et les cultures, les causes et les émotions, se coudoient plus que jamais, les motifs de querelles de voisinage se sont multipliés. Les différends familiaux se règlent en attentats de masse ou en génocides.

D’autres auteurs ont repris cette thèse jusqu’à aujourd’hui. C’est le cas par exemple de Daniel Sibony6 avec l’exemple de la guerre d’Algérie. C’est le cas encore de Russel Jacoby7 qui estime que la violence est en outre proportionnelle à la mitoyenneté ressentie avec son ennemi. C’est la similitude qui entretient la rivalité. Là où l’incompatibilité flagrante, l’altérité majeure, éloigne ou indiffère, les petites différences attisent bientôt la méfiance, puis la haine. La violence qui s’est exercée dans l’histoire lors des guerres civiles fut ainsi sans commune mesure avec celle qui accompagna les conflits de conquêtes. On combat le lointain mais on détruit le plus proche, bien trop dangereux pour subsister à nos côtés. Comme si nous devions à tout prix briser le miroir qu’il nous tend.

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On ne peut en effet que constater que les idéologies et les régimes dont se réclame la plupart des « djihadistes » revendiquent les mêmes valeurs que l’« Occident » : un libéralisme économique évoluant aux confins des dérives criminelles du capitalisme et une religiosité de parade utilisée comme argument politique. On reste ainsi confondus par la fascination que semblent exercer les États-Unis sur les mêmes « djihadistes » qui en adoptent les codes vestimentaires, cinématographiques et sémantiques, un peu comme on chercherait à attirer le regard d’un grand frère éloigné et secrètement admiré. Ces deux-là sont d’accord pour s’affronter. Peut-être même que leurs marges les plus reculées y ont quelque intérêt. Derrière les Allah Akbar, c’est plus souvent « Make Islam Great Again ! » qui est tout bas psalmodié.

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René Girard8 a également parfaitement identifié les processus d’imitation et de rivalité qui sont ici en jeu au cœur du familier. Avec son concept de désir mimétique, il a suffisamment démontré combien le même objet d’intérêt enferme la plus grande potentialité de violence. Le terrorisme est électrisé par sa dimension passionnelle. C’est l’imitation grandissante du mode de vie occidental par les populations arabes – pour ne prendre que cet exemple – qui susciterait en retour ce terrorisme résiduel, puisque ce sont bien ses franges les plus occidentalisées qui s’y livreraient. Cela fut à nouveau prouvé au Levant au travers des divergences d’objectifs entre les « djihadistes » internationaux de Daech et les tribus locales souhaitant, elles, se limiter à des gains territoriaux et matériels. En résumé, l’opposition terrorisme/contreterrorisme (et nous utilisons ce terme controversé à dessein) ne serait rien d’autre que l’affrontement rejoué entre Caïn et Abel ou Polynice et Étéocle. Ce qui ferait de l’homo terrorismus finalement plus un membre familier du même foyer grandi à nos côtés, bercé dans nos flancs, qu’un héros échevelé au port d’aventurier et venu d’on ne sait quels cieux éloignés. C’est plus souvent en métro qu’à dos de chameau que le terroriste vient nous assassiner.

Dans ses travaux, Marc Sageman9 fut un des premiers à démythifier le profil du terroriste tel qu’il avait été construit par la global war on terror et l’absence d’études critiques sur le sujet. Grâce à ses accès ménagés auprès de certaines agences spécialisées, il parvint à étudier des dizaines de dossiers individuels et à parvenir à la conclusion que le « djihadiste » n’était majoritairement ni pieux, ni pauvre, ni fou, contrairement à la vulgate qui avait cours dans les années 2000.

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Sociologues et psychologues, par des biais différents, ont ainsi pu prouver à leur tour que l’homo terrorismus vulgaris ne souffrait de rien d’autre que de quelques formes un peu aiguës de quête identitaire, parfois d’un traumatisme réel ou entretenu par le roman familial, communautaire ou national, le tout placé au milieu d’un environnement social dégradé10. Pas de tendance suicidaire ici, mais au contraire un élan vital supérieur à la moyenne et une forte aspiration à un monde meilleur teintée d’absolu. Soit globalement le portrait d’un individu en devenir, ou même « en marche » si on peut encore employer ce terme, c’est-à-dire quelqu’un qui serait plutôt vide (de sens, d’appartenance, de racines) et chercherait à se donner à un idéal qui lui rendrait justice.

1. Le philosophe Wolfgang Sofsky exprime avec un certain talent littéraire cette vision de la faillite de la raison et de l’avènement du chaos : L’ère de l’épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre, Paris, Gallimard, 2002

2. Crettiez, X. et Piazza, P. Murs rebelles. Iconographie nationaliste contestataire : Corse, Pays Basque, Irlande du Nord, Paris, Karthala, 2014

3. Crettiez, X. La question corse, Bruxelles, Complexe, 1999

4. Sur la frontière floue en Corse entre « compagnons d’armes » et voyous, voir l’enquête proposée par la journaliste Hélène Constanty : Razzia sur la Corse. Des plasticages à la folie spéculative, Paris, Fayard, 2012

5. Voir l’analyse des messages post-attentats proposée par Gérôme Truc : Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Presses Universitaires de France, 2016

6. Sibony, D. Violence : Traversée, Paris, Seuil, 1998.

7. Jacoby, R. Les ressorts de la violence – Peur de l’autre ou peur du semblable, Paris, Belfond, 2014.

8. Girard, R. La violence et le sacré, Paris, Fayard – Pluriel, 2011

9. Sageman, M. Understanding Terror Network, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004

10. Voir l’analyse proposée par Sami Zegnani, Dans le monde des cités. De la galère à la mosquée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 et l’étude de Fabien Truong, Jeunesse française. Bac+5 made in banlieue, Paris, La Découverte, 2015